edurtreG est un « outil » virtuel qui examine et « regarde » Gertrude (voir « Qu ‘est-ce que Gertrude ? »).

Il se présente comme Gertrude sous la forme d’un blog mais à la différence de ce dernier, il n’est composé que de textes.

La succession d’articles publiés ne dépend que de l’état de la réflexion que je mène sur Gertrude ce qui implique une certaine irrégularité dans le contenu et la temporalité.

mardi 9 octobre 2012

Misanthropie


Je suis misanthrope. Cela ne signifie pas que je n’aime pas les autres, mais que bien souvent, dès que je suis en leur compagnie, j’aspire très vite à me retrouver seule avec moi-même.
Quand j’étais enfant, je détestais les fêtes d’anniversaires ou autres circonstances soi-disant joyeuses, ludiques ou festives que les parents se sentent obligés d’organiser pour leur progéniture.
À présent, cela n’a pas vraiment changé : en présence d’un groupe de personnes, je sombre assez rapidement dans une forme d’ennui cataleptique qui doit me donner une apparence dédaigneuse et stupide. Il arrive même un moment où je me retrouve presque dans une position extérieure,  dans une contemplation idiote non seulement des autres mais aussi de ma stupidité.
La situation devient vite inconfortable, voire insupportable et me contraint, et ce malgré l’effort que cela me demande, à trouver n’importe quel prétexte pour y échapper. J’ai ainsi développé un certain nombre de stratégies pour me dérober à la vie en société. Cependant, bien obligée d’y participer, j’essaye le mieux que je peux de cacher cet état (mais est-ce vraiment un état ?) que je vis comme une sorte d’incapacité à être à l’unisson de mes congénères.

Le dispositif « Gertrude en ligne» est arrivé comme une providence et m’a réconciliée avec les bonheurs du dialogue ; je crois bien qu’il me les a fait découvrir car, avant cette aventure Internet, il me semble que je n’avais jamais véritablement échangé que des banalités de circonstances avec les « autres » ; par « autres » j’entends tous ceux qui ne font pas partie de mon cercle (très réduit) intime.
Autrement je suis incapable de me livrer ou de dire quoique ce soit d’intéressant, car, au fond de moi, dès que je prends la parole, le manque de conviction prend le dessus et me susurre à l’oreille l’inanité de mes tentatives et souligne le peu d’entrain que j’y place.

Gertrude est paradoxalement un génial instrument d’interaction et le jeu idéal de la misanthrope que je suis.
J’ai ainsi parlé de ses vertus de masque et ses pouvoirs de substitution dans le texte Alter-ego ; curieusement ce masque me rend plus vraie et plus directe : Je suis comme celui qui, déguisé et masqué en fou dans certains rituels océaniens ou africains, est autorisé à toutes les infractions aux lois de la raison.
J’ai déjà évoqué çà et là les proximités qu’Internet instaure entre les personnes qui ne se connaissent pas et qui dialoguent sur la Toile, et je ne suis pas loin de penser que cet espace impalpable est peuplé de timides qui se « lâchent », bien à l’abri derrière leur écran.
Gertrude prend bien sûr à son compte l’interface de sociabilité virtuelle et de désinhibition d’Internet, mais elle est aussi un personnage fictionnel, personnage que j’ai fabriqué, mais par lequel je me laisse fabriquer ; cette relation entre ce personnage et moi me conforte dans la misanthropie :
D’une part par la distance de l’écran protecteur qui permet paradoxalement une certaine proximité toute virtuelle avec mes interlocuteurs; les gens restant ainsi inconnus si je le désire, rien ne pouvant m’atteindre.
D’autre part, car cette protection est redoublée par l’entité Gertrude qui est « moi » et « autre » à la fois comme une personnalité fuyante qui se dérobe quand elle se sent en danger, une peur qui serait principalement celle de se faire envahir . Ainsi la personne Juliette ne s’investit jamais pleinement dans ses relations avec ses interlocuteurs car elle laisse parler Gertrude.
Gertrude agit ainsi comme un filtre à affect, maintenant ce dernier en respect, elle me permet de m’exprimer tel que je ne le ferai jamais dans la vraie vie sans pour autant m’engager ou construire quoique ce soit.
Il est décidé au préalable que l’entreprise, toute aventure humaine qu’elle soit, reste vaine et sans lendemain.

Mais il est évident que Gertrude n’est pas un personnage anodin au point de ne jamais troubler la surface de mes sentiments ou de mes émotions envers les autres ; je crois composer avec ces sensations et taquiner ces dernières à l’épreuve de tous les liens tissés à travers les conversations gertrudiennes. Tout en m’efforçant de garder en vue les limites de ce jeu, il est bien possible que, par contre, je ne sorte pas indemne de cette symbiose avec Gertrude en me métamorphosant bien plus profondément qu’elle ne peut le faire.

mercredi 3 octobre 2012

Futilité




J’aime le mot « futilité » ; comme j’aime le mot « ridicule ». J’ai un certain faible pour ces termes à la fois légers, cristallins quand ils sonnent dans l’air, et fortement péjoratifs ; dans « futile », j’entends aussi bien « inutile » que « volatile », que « superficiel » et « imbécile » ; son manque de sérieux me stimule et me met en appétit comme un nuage de crème fouettée superflu et essentiel au dessert roboratif. 

J’ai trouvé Gertrude dans un grand moment de futilité ; je lui ai donné sans trop réfléchir un prénom futile, ridicule, un peu cochon, presque déplacé pour son état funeste, mais que je me plais à imaginer avoir été le sien quand elle était de chair : celui d’une vieille dame assez originale pour avoir légué son corps à la Science et avoir assumé un tel prénom. 

Gertrude en soi n’est pas futile, mais transporte avec elle les circonstances légères de notre rencontre et surtout l’extrême jeunesse et la complète insouciance dans lesquelles je me trouvais à ce moment là.
Je me souviens très bien de l’instant où je la vis (et que j’évoque ici) : celui d’un sentiment étrange et mélangé comme celui d’une rencontre, ou d’une reconnaissance à laquelle on ne s’attend pas : j’eus immédiatement la certitude de son humanité (j’entends par là, que jamais je n’ai eu autant la sensation de sa présence défunte, en deçà de son objet crâne, qu’à cet instant de la première rencontre) ; je l’adoptai sans hésiter et l’emportai chez moi sans réticence ni cérémonie.
Je ne suis pas sure d’en être encore capable.
Emporter Gertrude sous mon bras était en apparence un acte potache, mais c’était aussi emporter une tranche de vécu qui n’était pas loin d’être une leçon de vie. Car le jour de l’achat (dérisoire) du crâne Gertrude était le dernier d’un séjour ou plutôt d’un long passage au milieu des cadavres et des personnes bien vivantes qui s’en occupaient.
La morgue où je décidai, un an auparavant, de venir toute les semaines peindre et dessiner, était un lieu paradoxal où se côtoyaient mort et truculence ; un lieu  où la mort ne se laissait voir qu’à travers une bonne couche de futilité tant la confrontation avec la chair morte et disséquée était directe, et n’épargnait aucun sens, ni la vue de ses béances, ni l’ouïe des craquement et déchirement des os et des plèvres, ni l’odorat des miasmes des intérieurs, des émanations de formol ou des effluves quasi alimentaires sorties des énormes cuves ou bouillaient les squelettes, ni le toucher de ce contact étrange d’une peau froide et cartonnée. 

Les hommes (il n’y avait que des hommes) qui travaillaient là, remplissaient leurs tâches avec une rigueur et une précision exceptionnelle mais étaient toujours d’humeur incroyablement joyeuse et joueuse: manipulant et disséquant de la chair humaine morte à longueur de journée, ils n’étaient jamais fatigués de plaisanter, de rire de tout et de n’importe quoi ou de chanter à tue-tête. On se serait cru dans quelque usine diabolique, entre Jérôme Bosch et François Rabelais. 

À l’époque, j’étais assez décontenancée par ce qu’à présent j’ai envie de qualifier de « futilité », sans y mettre quoi que ce soit de péjoratif ; j’étais comme dépaysée dans cet endroit étrange, froid et chaleureux à la fois, ou la légèreté des propos contrebalançaient vainement le poids incommensurable de la mort , où le dérisoire gagnait presque (ou du moins il était facile de le rêver ainsi) sur le néant; dans mon approche quelque peu bravache et un peu exotique des cadavres, je n’avais peut-être pas encore les moyens de percevoir autre chose que ce vernis suave sous lequel se cachait une vérité terrifiante, et je ne m’interrogeais pas sur l’attitude « futile » des personnes travaillant en ces lieux et sur ce que cette apparence joyeuse pouvait refouler.  
 Je ne dissociais pas cette futilité de la très grande conscience professionnelle dont les préparateurs faisaient preuve dans leur travail, aussi bien dans leurs gestes techniques que dans leur considération envers les personnes disparues.
Face aux corps des défunts, dont l’arrivée sur les tables de la morgue laissait les familles doublement endeuillées par la privation de leurs présences, l’attitude de ses hommes était celle d’un respect joyeux, chaque dépouille ayant droit à quelques mots de reconnaissance dits avec humour mais jamais avec moquerie.
Il y avait découpe des chairs mais jamais outrage à la personne : les préparateurs, n’oubliaient jamais  la nature de ce qu’ils découpaient ; chaque corps, lors de cette perte d’intégrité qu’impliquait le débitage auquel il était voué, bénéficiait dans son démembrement d’un subtil mélange d’oraison et de futilité, comme d’une pâtisserie indigeste recouverte d’une crème fouettée et parfumée. 

Ce passage, presque cette initiation, à la morgue fut pour moi l’expérience de la réalité de la mort et celle qui a marqué à jamais ma conscience des personnalités de ces pères de familles aux revenus modestes exerçant un métier pas tout à fait comme les autres, mais pratiquant une subtile distance envers ce dernier. Telle était, pour eux, la clé de l’amour d’un métier presque inavouable dont la seule difficulté, disaient-ils avec humour, était celui de figurer dans les fiches d’inscriptions scolaires de leurs enfants.

Je suis à présent convaincue de la nécessité de « pratiquer » la futilité en toutes circonstances, et particulièrement face à l’inéluctable, et de s’autoriser une inutilité volatile et fragile afin de garder un semblant de solidité à un monde dont nous savons sans vouloir le connaitre l’écroulement inévitable. 

Gertrude est pour moi le prétexte, la raison et le but de la futilité ; elle est creuset, moteur et catalyseur de la légèreté dont elle se veut réceptrice et génératrice. Elle refuse de céder au poids de sa matière avant de retomber lourdement.
J’aurais l’occasion de revenir sur ses vertus pâtissières.